“Il faut le voir pour le croire”. C’est ce que répète l’inspectrice Clara Roussel, qui enquête sur la disparition d’une enfant star de YouTube, dans le roman “Les enfants sont rois” de Delphine de Vigan.
Et en effet, j’ai tendance à me décrocher la mâchoire quand je zone sur YouTube et que je découvre des enfants aussi jeunes que mon fils déballer des montagnes de jouets en plastique en s’extasiant devant la caméra et en appelant leurs fans, qui se comptent par millions, à liker et commenter leurs vidéos.
On ne naît pas YouTubeur, on le devient. Ces mômes sont instrumentalisés par leurs propres parents qui se font une montagne de fric (quand ça marche) sur leur dos.
C’est notamment le cas de la chaîne Ryan’s World, qui me laisse pantoise à chaque fois que je tombe sur une vidéo. Ici, on voit le gamin en 2018, encore naïf, en train de jouer avec son père et filmé par sa mère. La vidéo a fait 13 millions de vues.
Voici une vidéo postée en décembre 2020, Ryan est nettement plus professionnel, il a attrapé tous les gimmicks des stars des réseaux sociaux. Terrifiant.
Dans le livre “Les enfants sont rois”, Delphine De Vigan raconte l’histoire de Mélanie Claux, jeune femme au physique banal qui s’est mis à rêver de célébrité facile après avoir assisté aux frasques de Loana et ses comparses dans la première édition de téléréalité française, Loft Story.
“Ils voulaient passer à la télévision pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision”.
Pour Mélanie Claux, “être une mère parfaite était sa principale identité”
Bien des années plus tard, Mélanie Claux vit un rêve éveillé: elle est devenue célèbre grâce au petit écran, mais pas celui qu’elle imaginait au départ.
C’est YouTube et ses deux enfants qui lui ont permis d’accéder à la notoriété. “Mélanie Claux brandissait son statut de mère comme un étendard. Etre une mère parfaite, irréprochable, telle était aujourd’hui sa principale identité. Son meilleur rôle.”
C’est ça qu’elle met en avant sur ses réseaux sociaux: alors qu’elle croule sous les partenariats qui la rémunèrent grassement, elle répète que tout ça, c’est pour le bien de sa petite fille et de son petit garçon.
“Sa famille était une oeuvre, un accomplissement, et ses enfants une sorte de prolongement d’elle-même.”
Sur sa chaîne Happy Récré, elle filme Kimmy et Sammy “vivre le rêve de tous les enfants: la satisfaction immédiate du désir, acheter tout, tout de suite”.
Mélanie ne touche plus terre: elle vit la vie qu’elle a toujours voulu vivre, une vie validée par les millions de gens qui la regardent.
“Les coeurs, les likes, les applaudissements virtuels étaient devenus son moteur, sa raison de vivre: une sorte de retour sur investissement émotionnel et affectif dont elle ne pouvait plus se passer.”
Jusqu’à ce que sa fille de 6 ans disparaisse lors d’une partie de cache-cache. Qui a enlevé Kimmy Diore, et pourquoi?
“Que peuvent désirer des enfants qui ont tout?”
Dans “Les enfants sont rois” de Delphine de Vigan, Clara enquête sur la disparition de l’enfant et découvre un monde qu’elle ne connaissait pas.
Elle est la voix de ceux qui ne comprennent pas ce que ses parents cherchent en exposant à ce point leur intimité, et surtout celles de leurs enfants.
“Que peuvent désirer des enfants qui ont tout?”, s’interroge-t-elle. “Quel genre d’enfants vivent ainsi, ensevelis sous une avalanche de jouets, qu’ils n’ont même pas eu le temps de désirer?”
Elle découvre le potentiel addictif de ces images, “une forme d’envoûtement, entre fascination et répulsion”.
Qui est Mélanie Claux dans le roman de Delphine de Vigan?
Mélanie Claux n’existe pas sous ce nom mais Delphine de Vigan a raconté être fascinée par toute cette intimité de gens inconnus étalée à la télévision.
Elle raconte au début du livre une scène qui l’a personnellement marquée: la finale de l’émission de télé-réalité Loft Story, avec Loana et Jean-Edouard.
Et c’est un documentaire récent sur Swan et Néo, deux enfants stars de YouTube, qui lui a donné envie d’écrire Les enfants sont rois.
Ces deux gamins sont filmés par leur mère en permanence. Leur vie est mise en scène, ils croulent sous les cadeaux, ils font des défis idiots, ils se filment en train de jouer aux jeux vidéos…
Je n’avais pas besoin de connaître l’inspiration de Delphine de Vigan pour le savoir: j’ai un enfant de 7 ans qui me parle de Swan et Néo comme s’ils s’agissaient de super-stars.
Ces noms, il les a entendus pour la première fois dans la cour de récréation. Ensuite, j’ai découvert avec lui leur chaîne YouTube. Il avait des étoiles dans les yeux, et j’étais effarée.
La ressemblance entre Mélanie Claux et la maman de Swan et Néo, qui exploite ses enfants sans vergogne, m’a sauté aux yeux.
Mélanie Claux de la chaîne Happy Récré est donc Sophie Fantasy, la mère de Swan et Néo. Elle a une chaîne YouTube à son nom mais la chaîne qui l’a fait connaître est Swan & Neo.
Sophie Fantasy s’appelle Gaëlle B., de son vrai nom. La réalité a (quasi) rejoint la fiction puisque la mère de Swan et Néo est, depuis le 5 décembre 2022, jugée avec 13 autres prévenus pour escroquerie.
Le roman est sorti avant ça mais l’autrice fait des parallèles entre la fiction et la réalité. Ainsi au début, Sophie Fantasy restait en retrait et ne mettait que ses enfants à l’écran. Elle a ensuite décidé de prendre sa place et de créer ses propres comptes de réseaux sociaux et une chaîne YouTube à son nom. Mélanie Claux, dans le livre, suit le même parcours.
Dans le reportage télévisé qui a inspiré Delphine de Vigan, Sophie se défendait d’exploiter ses enfants. Le personnage de Mélanie vit la même situation. Néo avait, à l’époque, publié une vidéo pour défendre sa mère. Dans le roman, Sammy, l’enfant de Mélanie, fait de même pour elle.
Mélanie Claux est un personnage de fiction mais son histoire est très clairement inspirée de faits réels.
“Les enfants sont rois” de Delphine de Vigan fait mal
Delphine de Vigan décrit l’envers du décor des enfants YouTubeurs: le malaise, les automatismes, la naïveté, le quotidien rythmé par les vidéos à tourner, le manque de temps pour faire autre chose, l’intimité inexistante…
C’est triste et effrayant à la fois: “Ces images d’abondance miraculeuse et de joie contrefaite ne généraient rien d’autre que de l’angoisse et de la tristesse.”
Elle interroge le droit à l’image de ces gamins qui ne comprennent pas les enjeux et les répercussions de ce que leurs parents leur demandent de faire.
Elle parle de la surconsommation exposée dans ces vidéos et des adultes déconnectés à force d’être trop connectés. Et de la vengeance que prendront un jour certaines de ces enfants qui ont grandi sous le feu des projecteurs.
Delphine de Vigan met le doigt sur l’une des curiosités majeures de notre époque. Ca fait mal et c’est captivant.
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