Des récits de mères de famille qui racontent leur quotidien avec leurs enfants, leurs émotions, leurs découvertes, il en existe plein. J’ai ajouté le mien à la pile déjà existante. On entend moins les pères.
On a parfois même l’impression qu’ils ne jouent un rôle qu’accessoire dans cette expérience incroyable, qui vous change au plus profond de vous-même. Alexandre Lacroix, père de cinq enfants, a écrit “La naissance d’un père”, fraîchement paru chez Allary.
Il raconte la grossesse, l’accouchement, les réflexions de ses amis d’enfance lorsqu’il leur apprend qu’il a désormais cinq enfants, il parle de l’allaitement, des violences obstétricales, de la première nuit à la maison avec un nouveau-né, terrorisante. On entre dans la tête d’un père de famille nombreuse, c’est à la fois passionnant, curieux et déstabilisant.
Dans “La naissance d’un père”, il fait de son quotidien harassant une grande aventure. “Un enfant rend la vie très intense”, m’a-t-il dit. “Je compare ça à la chevalerie. C’est comme une cavalcade, quelque chose de très agité. Dans les romans de chevalerie, on dort peu, il y a des duels, des batailles, des déplacements, il y a des monstres…”
“Il y a aussi un rôle de protecteur : le chevalier défend le fief, nous on doit défendre nos enfants, se procurer les ressources pour qu’ils ne manquent de rien. Et il y a aussi cette idée de l’amour une fois pour toutes. Dans les romans de chevalerie, Perceval croise le regard d’une Dame, c’est sa dame et c’est comme ça jusqu’à la fin. Un enfant il est là et on est lié à lui pour toujours.”
J’ai rencontré Alexandre Lacroix et je lui ai demandé de commenter certains passages de son livre avec moi.
Dans “La naissance d’un père”, vous racontez qu’un jour, vous avez croisé un copain de votre adolescence. Il vous demande combien d’enfants vous avez aujourd’hui. Vous lui répondez “cinq”. Dès que votre femme a le dos tourné, il vous interroge: “Qu’est-ce qui t’est arrivé? C’est elle? Elle t’a obligé à lui faire quatre gosses?” A croire qu’un homme ne pourrait pas choisir délibérément de faire autant d’enfants…
Oui. Il y a cette idée dévalorisante pour les femmes qui dit que c’est la femme qui a un instinct maternel, un désir de procréation, et que l’homme lui ferait cadeau d’un enfant contre son gré pour lui faire plaisir.
(Ironiquement:) Qu’on ne lui demande pas, en plus, de s’en occuper derrière. J’ai l’impression que les lignes bougent un petit peu mais c’est vrai que j’ai rencontré beaucoup de perplexité chez mes collègues ou mes amis.
Tous les deux ans, j’attendais un nouvel enfant. Je n’ai pas le sentiment que ça m’ait été imposé. Mais je ne l’ai pas non plus choisi rationnellement.
Si on fait un choix rationnel, on ne fait pas d’enfant. Faire un enfant, c’est un coût énorme, colossal, et un bénéfice incertain.
En dehors du temps et de l’argent que ça prend, s’il arrive un malheur à votre enfant, vous pouvez être dévasté jusqu’à la fin de votre vie. C’est vraiment imprudent de faire un enfant.
Donc, rationnellement, on ne fait pas d’enfant. Il y a une forme de passivité là-dedans. Il faut consentir à ne pas maîtriser le destin. C’est la nature et toute une série de hasards qui vont décider de la suite des événements.
Vous parlez de ce moment où on sort de la maternité. Vous vous décrivez dans la voiture qui vous ramène chez vous, avec votre bébé et votre femme devenue mère. “Il y avait une contradiction éloquente entre cet être de minuscule porcelaine qui dormait à poings fermés et l’âpreté du monde, les bars et les magasins crasseux, les coups de frein rageurs du bus, les voitures qui se doublaient en se frôlant, qui klaxonnaient, oui, je ressentais un décalage intolérable entre la vulnérabilité de l’enfance et la brutalité du réel.” C’est un moment dont on parle peu dans les livres et dont tous les parents se souviennent pourtant. Personnellement, je me souviens très bien de ce vertige. C’est également le cas de la première nuit à la maison. Penchés au-dessus du lit du bébé qui tète dans le vide, vous vous dites “terrorisé”. “Nous allions nous faire aspirer, dévorer par cette si petite chose qui avait besoin de soins constants.” Vous vous rendez compte que vous allez devoir vous “relayer à la barre”, ne “plus jamais être libres de [vous] octroyer la moindre pause”. Et vous vous interrogez: “Etait-ce donc une vie? N’était-ce pas plutôt un enfer?”
Les romans ne parlent pas de ça. C’est un vécu universel mais il n’y a pas de récit à ce sujet. Tant qu’on est à la maternité, on est dans un lieu très sécurisant, on est entouré de gens dont c’est le métier. On est pris en charge.
On ramène l’enfant chez soi, il est minuscule, il est vulnérable. Il se met à se réveiller la nuit. On s’aperçoit qu’on va devoir lui apporter une attention constante. C’est très concret. On peut être fatigué, avoir de la fièvre, un boulot à faire, si l’enfant se met à pleurer parce qu’il a un besoin, on doit être là.
C’est plus important, ça prime sur nous. Au début, il y a quelque chose de terrifiant dans l’expérience. On se dit qu’on ne va pas y arriver mais en fait, on y arrive. On trouve un équilibre collectif. On ne peut pas appliquer une méthode à ça.
Vous avez passé beaucoup de temps en tête-à-tête avec votre premier petit garçon. Dans “La naissance d’un père”, vous écrivez joliment, au sujet de ces journées passées en sa compagnie: “Les enfants, lorsque nous passons vraiment du temps avec eux, nous rendent le monde une seconde fois.” Grâce à eux, on redécouvre les merveilles du quotidien…
Les enfants ont un regard à 360 degrés. Nous, adultes, on est un peu blasés. On n’accorde pas tellement d’importance à plein de choses du quotidien. On est dans nos soucis, dans nos contraintes.
Les enfants vont voir les oiseaux, s’il y a un hélicoptère qui passe dans le ciel. D’un coup, ils vous montrent les choses et vous vous rendez compte qu’il y avait plein de choses à voir et que vous ne voyiez plus rien.
D’un coup, ils vous débouchent l’horizon. Ils vous rendent le monde une deuxième fois. Le quotidien reprend du relief alors que c’était devenu terne.
Et ils vous rendent du temps aussi: ils vous rendent le présent. Ils vous obligent à être dans le présent avec eux. Ils exigent une forme d’attention. Si vous faites un jeu et que vous avez la tête ailleurs, ils vous rappellent à l’ordre.
Parmi les sujets sur lesquels les pères se prononcent assez peu dans la sphère publique, il y a celui de l’allaitement. Vous confiez même que vous avez goûté le lait maternel.
Sur l’allaitement, je propose même un conseil pratique qui est de se frotter les seins avec une brosse à dents pour se durcir la pointe des seins et ne pas avoir mal. Quand je raconte le goût du lait maternel, c’est tabou.
Je dis que si on faisait du fromage avec du lait maternel, ça ferait comme du pecorino. J’ai un ami qui m’a dit que plus jamais, après avoir lu ça, il ne pourrait plus jamais manger du pecorino.
Enfin, vous constatez que votre aîné a lu “La naissance d’un père” et qu’il n’a aucun souvenir des trois années que vous lui avez consacrées. “J’ai donné mon temps, sans compter, tous les matins pendant trois ans, à un bébé; et le jeune homme qui en est sorti ne saura jamais s’en montrer redevable, puisque pour lui ça n’existe pas; ces moments partagés n’ont de réalité que dans ma mémoire, pas dans la sienne. Ai-je agi en vain?” Avez-vous la réponse à cette question?
Je me dis que ces images dont il n’a aucun souvenir sont dans un conteneur. La mémoire volontaire n’y a pas accès mais c’est dans ces moments-là que s’est décidé le rapport au monde de mon fils et que des choses essentielles ont été posées.
Même s’il n’y a pas accès, il y a quelque chose qui est scellé, qui est là, une fois pour toutes.
5 comments
Excellent, ça donne envie d’acheter le livre. On retrouve beaucoup de ce que tu écris au quotidien dans ta relation avec Ezra. Top. Merci pour cet interview
Super intéressant cet article ! C’est tellement important de donner la parole aux hommes sur le sujet de la paternité, que la petite enfance ne soit pas un domaine réservé aux femmes.
très intéressant, merci pour la découverte
Non seulement c’est un récit assez inédit encore dans le monde d’aujourd’hui mais il a l’air particulièrement bien écrit.